jeudi 8 avril 2021

Attention, plaisir - Le dessous des cartes : tu vas halluciner !



Désolé de vous avoir hameçonné, d'avoir forcé votre attention à propos d'un sujet que je vais évoquer dans cet article probablement un peu différemment que ce que le titre peut contenir de sous-entendu. Mais pour autant, j'espère que vous ne serez pas déçu par le contenu qui pourrait, si ce n'est faire halluciner, faire réfléchir.

En effet, mon article est consacré à l'écologie de l'attention, à l'attention que nous devons prêter à ne pas nous laisser voler notre attention qui est précieuse. Et comme elle est précieuse et commercialisable, la société de consommation trouve tous les moyens de nous la mobiliser, pour notre plaisir - ce qui constitue le 2ème sujet de l'article - en s'appuyant sur les connaissances acquises sur le fonctionnement du cerveau depuis ces dernières décennies. 


Article qui constitue le 27ème épisode de mes chroniques sur la bienveillance inspirées de l'actualité dans le cadre de mon travail de modélisation d'une Société de la Bienveillance.

L'actualité étant un livre assez récent Apocalype cognitive de Gérald Bronner que je croise avec un livre plus ancien dont j'ai déjà parlé sur ce blog : Le bug humain de Sébastien Bohler (article L'insoupçonnable et l'insoutenable).

Parlons du titre de cet article

Pour mobiliser artificiellement votre attention, j'ai utilisé une technique appelée putaclic ou piège à clics ("clickbait" en anglais). Gérald Bronner classe cette technique dans une catégorie de piège à attention qu'il appelle "incomplétude cognitive". Par un titre racoleur, il s'agit d'attirer l'attention vers un contenu plein de promesses, de sous-entendus, qui sera bien souvent moins savoureux que ce que le titre le laisse présager. Le principal étant de vous faire cliquer et obtenir une lecture supplémentaire au contenu (article, vidéo). Je suivrai par curiosité si le titre de cet article a déclenché un nombre de clics supérieur à d'habitude.

Dans le titre de mon article, j'ai conjugué 3 choses :
  • un sujet qui ne laisse pas indifférent : le plaisir, que certains pourraient entendre sur le plan sexuel,
  • "Le dessous des cartes" laissant supposer que vous alliez découvrir quelque chose et qu'il y a peut-être des choses qu'on vous cache,
  • et "Tu vas halluciner" pour vous interpeller directement, en vous tutoyant et vous garantissant à l'avance que vous alliez tomber de votre siège.
L'illustration participant également à vous mettre l'eau à la bouche, pouvant évoquer que je vais vous révéler une embrouille et ses clés.

Nombre de sites internet usent de cette technique pour des contenus bien souvent peu intéressants, en décalage avec le titre. Créant quelques fois le sentiment de s'être fait arnaqué une fois le clic activé. Pas une grosse arnaque qui nous fait perdre de l'argent, mais celle qui nous fait perdre notre temps si précieux, qui vaut de l'argent, et donc peut-être finalement une arnaque qui nous coûte.

On peut les retrouver aussi dans les médias. Avant de lire ce livre et d'en apprendre sur ce sujet, il m'est arrivé à plusieurs reprises de m'agacer devant les rubriques intitulées "Histoires secrètes" du journal de 20 heures de France 2 et de me faire la remarque "C'est ça leur secret ?" une fois la rubrique terminée.

Le Striatum raffole des informations

Dans "Le bug humain", Sébastien Bohler nous apprend que le striatum, partie reptilienne de notre cerveau, a 5 motivations bien ancrées qui sont nécessaires à la survie (comme pour d’autres espèces) :
  • se nourrir
  • se reproduire
  • acquérir un statut social ; plus il est élevé, plus cela facilite la réalisation des deux premières motivations
  • acquérir des informations ; des informations visant à détecter des dangers ; et surtout des informations fournissant des opportunités pour la réalisation des trois premières motivations
  • réaliser les 4 motivations précédentes avec le moindre effort
La 4ème motivation concerne donc l'acquisition d'informations, notamment sur les réseaux sociaux et dans les médias. Des informations qui non seulement peuvent nous apporter de la connaissance (dangers, opportunités, savoirs, apprentissages) mais aussi peuvent être relayées et contribuer à augmenter notre notoriété.

On peut noter que les informations qui circulent sont souvent très en lien avec les 4 autres motivations :
  • se nourrir : les recettes de cuisine, les régimes, les produits bio, la permaculture, ...
  • se reproduire : la sexualité
  • le statut social : les possibilités de se connecter à des personnes ayant une notoriété, les informations people
  • le moindre effort : les recettes pour gagner de l'argent vite fait bien fait, pour gagner du temps, pour gagner en efficacité.
Le striatum a des caractéristiques qui peuvent se révéler sacrément nocives. Je les décline par rapport à la soif d'information :
  • il ne connaît et n’accepte aucune limite ou presque ; ex : passer son temps sur les réseaux sociaux pour voir des informations sur un fil d'actualité qui est lui-même sans fin ; un ascenseur vertical de fenêtre du navigateur qui s'allonge comme une pile de livres qui se remettrait à hauteur chaque fois qu'on prend un livre  
  • il ne connaît que le présent et ne veut pas considérer le futur. La focalisation sur l'information désengage de toutes les activités qui seraient nécessaires pour préserver le futur
  • et en plus, il lui faut les choses tout de suite ; non seulement l'information ne doit pas être loupée, mais il faut l'avoir en direct live ; il n'est pas supportable de l'avoir en différé, ou tout au moins, elle en est moins savoureuse même si elle n'en est pas moins utile
  • le striatum se comporte de manière frénétique. Une information en appelle une autre. Sur les réseaux sociaux, les contenus sont souvent reliés à d'autres contenus. On tire un fil qui amène à un autre fil, et ainsi de suite.
  • le striatum, c’est Monsieur Plus. Il se lasse vite et il lui faut toujours plus ou toujours mieux. C'est un effet de la dopamine qui joue sur le circuit de la récompense.
Je résume les 5 caractéristiques précédentes, dans un ordre différent, par la phrase 

« Tout de suite, encore et encore plus, sans limite et après moi le déluge ! ».

5 caractéristiques qui sont, pas vraiment par hasard, aussi celles de notre société de la consommation.

Gare au trop de dopamine

Revenons au livre "Apocalypse cognitive" dans lequel Gérald Bronner évoque les effets délétères d'un trop de dopamine lié à une attention compulsive aux informations. 
Il fait référence au neuroendocrinologue américain Robert Lustig auteur du livre "The Hacking of the American Mind" (en généralisant, il s'agit du cerveau humain dans la société de consommation) qui a étudié que la dopamine est un neurotransmetteur qui élève le niveau d'excitabilité des neurones au fur et à mesure qu'ils sont excités : donc plus le neurone est excité par la dopamine plus il lui faut un niveau élevé de dopamine, créant ainsi des comportements addictifs.
Mais il ne s'agit pas seulement d'un côté Mr Plus qui est néfaste, il y a un effet délétère pour les neurones qu'évoque Robert Lustig dans l'interview vidéo ci-dessous : les neurones trop souvent stimulés par la dopamine meurent.


Et pour se défendre contre la dopamine quand elle devient trop présente, le neurone réduit le nombre de récepteurs qui sont utilisés pour la stimulation pour atténuer les dommages. D'où le besoin d'une quantité de dopamine de plus en  plus importante pour obtenir le même niveau de plaisir.
"Lorsque les neurones commencent à mourir, on parle de dépendance" explique Robert Lustig.

L'attention qui nous hameçonnée par l'industrie du numérique entre dans le cadre d'une entreprise de création de dépendance en plusieurs phases :
  • un déclencheur qui fait démangeaison,
  • une démangeaison qui doit être grattée,
  • un grattage qui doit rester dans les limites du socialement acceptable (Robert Lustig donne l'exemple d'une personne qui regarde son smartphone toutes les 2 mn),
  • des récompenses qui doivent être variables et avec des surprises pour générer la dépendance,
  • le tout impliquant un investissement de l'usager, parce qu'il y a un modèle économique derrière.

Plaisir / bonheur

A l'inverse de la dopamine qui est stimulatrice, la sérotonine est inhibitrice. Elle inhibe le récepteur afin de procurer de la satisfaction. Une satisfaction qui est de l'ordre du contentement : être content sans demander plus. A l'inverse, la dopamine est reliée à une soif de plaisir, non seulement insatiable, mais qui demande chaque fois plus.

Robert Lustig dénonce la confusion entretenue par la société de consommation, et notamment par l'industrie agro-alimentaire, entre plaisir et bonheur : on nous vend du bonheur alors qu'en réalité c'est du plaisir. On nous promet implicitement de la sérotonine alors que c'est de la dopamine à gogo qui va se déverser dans notre organisme, en tarissant par la même occasion nos sources de sérotonine. Il ne nous reste plus qu'à faire appel aux anti-dépresseurs une fois que notre joie de vivre s'est volatilisée. 

Robert Lustig évoque une liste de différences entre plaisir et bonheur dans laquelle il fait référence à la joie de vivre : le plaisir nous prend la joie de vivre alors que le bonheur nous la donne.

Tal Ben Shahar, spécialiste mondial de la psychologie positive positionne la plaisir et le bonheur dans une formule que j'ai déjà relayée sur ce blog (article 20 mars 2018, journée du bonheur : Sens, Attention et Reconnaissance):

Bonheur = Plaisir + Sens

Il envisage donc le bonheur comme du plaisir chargé de sens. Avec sa métaphore sur le hamburger (article Pour donner plus de chances aux bonnes résolutions : mémorisation prospective, théorie du hamburger et règle des 20 secondes), il apporte une deuxième grille de lecture pour faire la distinction entre plaisir et bonheur : il met en perspective le plaisir immédiat avec les impacts à moyen/long terme :


Le risque avec une vie centrée sur le plaisir immédiat façon viveur, avec de la dopamine qui coule à flot, étant de basculer dans le mode défaitiste quand l'excès de dopamine a conduit droit à la dépression.

Faire plaisir / faire du bien

Il est temps que je fasse le lien avec le sujet de la bienveillance, et de faire la distinction entre faire du bien, dans le sens de la bienveillance, et faire plaisir.

Par rapport à soi-même, voici un tableau synthétique qui compare les deux dynamiques, en considérant la motivation première :



Et il y a par ailleurs la dynamique vis-à-vis d'autrui, et notamment concernant les proches, avec potentiellement des implications éducatives fortes :



Et pour croiser l'enjeu éducatif avec le premier sujet évoqué dans cet article, celui de l'attention, ressort un double risque dans les cellules familiales : des parents aimantés par leurs écrans interactifs cherchant à faire plaisir à leurs enfants tout en se donnant la possibilité de consacrer le maximum de temps à leurs écrans : ils offrent à leurs enfants les mêmes types d'écran, chacune des générations scotchée devant ses propres contenus. Créant des vies familiales où la relation et la vraie attention n'existent plus. La société de consommation et notre société en général valorisant, cultivant, amplifiant cette tendance délétère à la fois pour la santé mentale et pour la santé de la planète.

La Société et les Territoires de la Bienveillance auxquels j'aspire et que je promeus s'appuient au contraire sur une écologie de l'attention : une attention à ce qui nous est le plus précieux : notre santé, nos proches, les humains, le vivant, la planète et ses ressources. Une attention notamment à notre alimentation qui constitue un double enjeu : pour notre santé et pour la planète. Robert Lustig parle de deux chiffres relativement à l'alimentation dont il regrette l'absence dans l'Obamacare : 75% des dépenses de santés aux USA concernent des maladies métaboliques chroniques dues à une mauvaise alimentation. L'agriculture intensive (et la déforestation induite) pesant 40% du changement climatique (25% des gaz à effet de serre).

Un parallèle pour situer l'enjeu de la connaissance

J'ai introduit mon article en avançant que la société de consommation cherche à voler notre attention en s'appuyant sur les connaissances acquises sur le fonctionnement du cerveau.

Et en cela, on se rapproche d'un jeu du chat et de la souris en matière de dopage dans le sport : pendant que les tricheurs s'inspirent des progrès de la médecine pour trouver des moyens de dopage les plus efficaces et les moins détectables, les organes de contrôles s'appuient sur les mêmes données et cherchent des moyens de détecter la triche.  

Pour l'attention, il en est de même : de nombreux acteurs de la société de consommation s'appuient sur les connaissances du fonctionnement du cerveau pour rendre dépendant le consommateur ; de son côté,  le consommateur/citoyen se doit d'avoir un niveau de connaissance suffisant pour ne pas se laisser piéger. Et malheureusement, comme pour le dopage dans le sport, les tricheurs/manipulateurs ont toujours une longueur d'avance.

Alors œuvrons, avec humilité et détermination, pour partager nos connaissances sur le piratage de notre attention et les dégâts considérables produits pour notre santé, celle de nos collectifs et communautés et celle de planète. Partageons nos connaissances et témoignages sur les différences entre plaisir et bonheur, faire plaisir et faire du bien. Intéressons-nous aux impacts de la dopamine et de la sérotonine, et à comment aider notre corps à produire de la sérotonine, notamment à travers notre alimentation, notre activité physique et notre façon de mobiliser notre attention.







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